je suis une pauvre fille

Je crois que ma grippe est définitivement éradiquée, avec un petit peu de faiblesse résiduelle seulement. C'est une bonne chose, je peux passer à un autre appel. J'ai plein de courses à faire, à plein d'endroits différents: boulangerie pour le pain sans gluten biologique, marchand de fruits et légumes pas chers, bibliothèque, réparateur de bicyclette (faut que j'aille chercher mon vélo au métro où je l'ai laissé jeudi soir pour cause de pluie extrême), j'ai plein de choses à acheter à la pharmacie, je dois aussi faire un petit marché, plus rien dans le réfrigérateur, et j'ai des oreillers à me procurer dans un magasin de fournitures de maison pas trop loin de chez moi, ma fille étant partie avec ce que nous avions à la maison... Je ne suis pas obligée de faire ça en un après-midi, mais j'aimerais que ma liste de choses à faire se réduise, même si je sais bien que c'est constamment partie remise, et que je ne crèverai pas la faim même si j'attends une couple de jours. Mais c'est toujours comme ça, le sentiment du devoir, chaque chose en son temps, chaque chose à sa place, je suis bien dressée. Et c'est tellement plus facile de barrer les éléments d'une liste de choses à faire que d'aller à l'essentiel, genre, faire un meeting AA ou NA, appeler quelqu'un qui se sent seul (j'en connais une couple), réfléchir sérieusement au livre que je veux écrire depuis 20 ans, méditer, que sais-je. J'ai toujours l'impression de ne jamais m'attaquer sérieusement à ce qui est important pour moi, pour ma vie et la vie des autres, pour mon entourage, ma société, mon peuple. Tellement plus facile de torcher son plancher et de récurer les chiottes avec l'espèce de sentiment douceâtre du devoir accompli qui vient avec le mal de dos de la ménagère modèle. Je suis une bonne ménagère qui torche de façon relativement efficace son intérieur, je pourrais faire mille fois mieux, mais je pourrais faire beaucoup moins et cela ne changerait en rien la destinée de l'humanité. La grande question lancinante, obsédante, tenaillante, récurrente, éternelle (...) qui me vient tout le temps est: "Qu'est-ce qui est vraiment important?"

Pour d'autres personnes c'est (souvent les membres des fraternités): "Que puis-je faire pour être bien avec moi-même?"
 
Pour d'autres encore ça serait: "Que veut Dieu?"

Pour l'alcoolique-toxicomane en rétablissement la chose la plus importante est de garder sa sobriété "parce que l'alcoolique-toxicomane détruit tout sur son passage". Pour ça il y a un tas d'outils à sa disposition, les Étapes, les meetings, la méditation, la prière, l'aide aux autres, etc. Mais après, qu'est-ce qu'il fait de sa vie. Il la dépense comment, et pourquoi? Comment brûle-t-il son énergie?

Je nage toujours dans le doute et à contre-courant d'intérêts supérieurs qui m'échappent constamment il me semble. Est-ce que je dois me sacrifier? Est-ce que je dois garder profil bas et fermer ma gueule et vivre ma petite vie de consommatrice bêlante et laisser le soin aux autres d'agir et de gueuler et de se battre pour ce qu'ils trouvent important? Il y a plein de monde qui crève en Syrie. Qu'est-ce que je peux faire? Ce n'est pas vrai que je ne peux rien mais qu'est-ce que je peux faire? Ne vaut-il pas mieux garder profil bas et fermer ma gueule et aider, à échelle infinitésimale, les alcooliques-toxicomanes qui en arrachent dans les meetings? Qui je choisis d'aider, et pourquoi l'un plutôt que l'autre? Et si je n'aidais personne et lisais un énième Simenon dans mon fauteuil de lecture jusqu'à ce que je m'assoupisse, comme il arrive souvent les samedis après-midi? Je suis une pauvre fille insatisfaite qui pellette des nuages sans cesse et tout le temps et qui me torture pour fucking rien parce que bien sûr après toutes ces réflexions hautement utiles je serai épuisée et aurai besoin de me retaper à l'aide d'un bon café, de la bonne musique, des bons livres et un bon lit. C'est comme ça.

Hier je ne suis pas sortie de la maison, j'ai lu "Les soeurs Lacroix" de Georges Simenon, avec délectation. Glauque à souhait. Une méchante petite histoire d'une méchante petite famille typiquement dysfonctionnelle, avec un Simenon qui a le don de mettre les ambiances bien au point, avec toujours cette particularité fascinante chez lui, celle de son obsession des odeurs. On voit, on entend, et on sent ce qui se passe. C'est un merveilleux metteur en scène de ses histoires, et on y croit, et c'est extrêmement bien écrit, et c'est simple à lire, et ce ne sont pas des histoires idiotes. Un merveilleux écrivain populaire, mais raffiné et complexe. Ces jours-ci, je ne peux pas m'en passer. Cela ne fait pas de moi quelqu'un de cultivé ou de particulièrement intéressant, loin de là, ni de plus satisfait dans la vie, j'ai l'impression surtout que ce goût de la lecture que j'ai n'est qu'une façon pour moi d'arriver à traverser mes jours sans m'écraser face à l'insignifiance de mon chemin. La vie humaine n'a rien de glorieux, surtout pas la mienne, qui est vécue de façon totalement égoïste il me semble; je ne retire aucune gloire de ce que je fais, ce que je dis ou ce que je pense, et il me semble que je n'arriverai jamais à être pleinement satisfaite non pas de mon sort, mais de mes "performances" à titre d'être humain. Il me semble que ce que je fais, dis ou pense est dérisoire, pas important et banal et petit, et même je crois que je pense cela parce que ça va faire peut-être 10 jours que je n'ai pas fait de meeting, et cela, cette pensée que je trouve mes pensées et mes activités insignifiantes pour cause d'école buissonnière des meetings renforce davantage mon sentiment d'inconsistance et de futilité. Je ne me crois pas moi-même. Si je souffre, c'est de ma faute. Et si je couine, c'est parce que je ne fais pas ce que j'ai à faire, et c'est vertigineux ce sentiment d'être sans cesse responsable et coupable de ses choix et de ses non-choix, et je me désole de m'enrouler autour de moi-même comme un serpent s'enroule autour de lui-même ou un chien mou qui court après sa queue ratatinée. Je suis vraiment une pauvre fille égocentrique.

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