il faut que je parle de ma soeur

Ma soeur aînée et moi n'avons pas une relation suivie. Elle vit dans une petite ville éloignée de Montréal, près de Trois-Rivières, le bout du monde pour moi qui n'ai pas de voiture et n'ai pas l'âme d'une voyageuse. Je n'ai pas ce qu'on appelle "l'esprit de famille" non plus. Ce qui fait que je ne la verrais pas les 20 prochaines années que ça ne me ferait pas un pli sur la différence. Lorsque je la vois, une fois par année genre, je me demande toujours pourquoi je n'ai pas envie davantage de la fréquenter. Pourtant, je me sens bien avec elle, c'est une belle personne, elle a une personnalité magnifique et est rayonnante, pleine de vie, de joie, de curiosité et de courage. C'est réellement une personne magnifique que j'admire énormément, et je ne suis pas dans la flatterie (je n'aime pas la flagornerie et ses dérivés). Elle fait sa vie, je fais la mienne. Pourquoi pas. Je n'ai pas besoin d'activités, de soupers, de moments complices, de rires frénétiques, de souvenirs échangés, de sombres réflexions ou de rien du tout que nous pourrions vivre ensemble elle et moi. Je n'ai pas besoin de ce bonheur là. Je ne veux pas avoir besoin de ce bonheur là. Je me refuse ce bonheur là. Elle resterait au coin de la rue ça ne changerait rien. Et pourtant, lorsque nous nous voyons, je suis contente de la voir. Elle aimerait que nous nous voyions davantage. Ce n'est pas ce que j'éprouve.

Avant, au Québec, les familles se côtoyaient assidûment, c'était sacré la famille. Maintenant on fait le choix de se voir ou pas, personne ne nous force ou nous retient ou nous admoneste. Cette liberté amène la perte de cette espèce de loyauté à la famille qui venait s'installer dans les corps et les âmes de chacun des membres de la parentèle. Aujourd'hui, il n'y a rien d'inscrit dans nos fibres qui marquerait la filiation ou l'idée d'une filiation. Et cette filiation, ou cette idée de filiation, en s'amenuisant, perd son sens et sa légitimité. Comme un foi morte, qui sans action, reste une idée. Une très belle idée. Je constate que ma famille n'est pas une famille mais une idée de famille. Et je suis en partie, sans aucun doute, responsable de cela. Responsable sonne coupable, mais ce n'est pas ce que je pense. Je suis probablement encore dans mes idéaux sacrés, et ma famille, poche et décevante comme elle a été et continuera sans doute de l'être (comme toutes les familles), ne répond pas à mes désirs secrets de perfection fraternelle. Y a-t-il de la rancoeur dans ma fausse bonne posture de fille idéaliste qui n'a rien compris. Trop d'orgueil, incapacité à accepter la réalité comme elle est....etc.

Lorsque je suis partie de chez mes parents, j'étais une enfant et j'étais folle. J'ai fait l'enfant et j'ai fait la folle durant des années et on s'est inquiété pour moi mais on m'a laissée faire. Que peut-on pour une jeune adulte qui vit sa folie de jeune folle. On prie pour elle j'imagine, en souhaitant que cela ne se termine pas mal, que la jeune trouve son chemin. On fait ce qu'on peut, chaque membre de la famille fait ce qu'il peut avec ce qu'il a. Chacun vit sa vie, c'est du plein temps vivre sa vie à fond. J'ai vécu, j'ai été folle, et cette folie, je l'ai vécue en dehors de ma famille pour ne pas qu'on me voit faire des folies. Pour les tenir à l'écart, j'ai fait mes trucs seule. Pour les épargner, et par honte. Parce que j'avais honte de me montrer la face devant eux. Et aussi parce que j'avais tellement de peine. Et aussi parce que je ne voulais pas leur cracher ma haine au visage. Cela a duré des années. Maintenant, à force de fuir, à force de ne pas être là, le pli est resté, même si la colère et la révolte sont passées. Chacun des membres de la famille a fait ce qu'il a pu, et vécu sa vie comme il lui semblait nécessaire de le faire. La famille ne s'est pas tenue enroulée serrée, les membres pouvant compter sur les uns et les autres. Toutes sortes d'événements sont arrivés. Nous ne l'avons pas eu nécessairement facile. Nous avons été égoïstes et égocentriques, mais nous avons combattu et lutté pour trouver notre place au soleil comme on dit. Chacune de notre bord, nous avons vécu notre vie. Chacune de notre bord, nous avons vécu et le temps a passé.

Lorsque nous nous voyons, j'ai tellement l'impression que quelque chose de sacré et précieux subsiste. Je n'arrive pas à savoir de quoi il est question toutefois, quelle est cette chose sacrée et précieuse que je ressens lorsque nous nous revoyons. Cette chose immatérielle mais réelle, elle existe. C'est probablement l'amour filial, cette chose qui subsiste même lorsque tout est mort. C'est cette chose qui fait que lorsque je vois ma soeur les gorges se nouent et les yeux coulent. C'est une chose intangible, tellement agaçante, parce que persistante, et qui me fait ressentir des émotions nulles et non avenues. Des émotions sorties de nulle part que je voudrait anéantir une bonne fois pour toutes, ne serait-ce que, peut-être, pour avoir la liberté absolue de fréquenter ma soeur ou pas, sans cette idée de loyauté et de famille qui m'émeut comme, par exemple, un athée fondamentaliste resterait bouche bée et le coeur déchiré face à la beauté de textes ou de musiques sacrés. La perversion du sentimentalisme et des fausses valeurs sacrées de la famille qu'on rêverait toutes et tous d'avoir mais qui n'existe que dans nos fantasmes. J'aimerais pouvoir me débarrasser de cela et repartir à neuf sans ces oripeaux.

Je ne verrais pas ma soeur les 20 prochaines années que ça ne me ferait pas un pli sur la différence. Il n'y a pas moyen de faire disparaître cette sacrée filiation insaisissable et souterraine, il y aura toujours ça entre nous et ça ne changera jamais. Faire renaître de ses cendres une relation épisodique et inutile pourrait porter des fruits délicieux, je n'en doute pas. Je n'ai pas envie de cueillir ces fruits délicieux. Et s'ils étaient empoisonnés?

Comme toutes les cendres mal éteintes, une étincelle pourrait déclencher l'incendie. Ce sont des braises que je n'ai pas le goût d'allumer.

Commentaires

Articles les plus consultés